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Avis d’experts 31 octobre 2013

Projet de réforme des retraites, la création d’un "compte pénibilité" vue par un chef d’entreprise

François Asselin est chef d’entreprise (Asselin, 140 salariés à Thouars en Deux-Sèvres, menuiserie-charpente) ; également président de la CGPME Poitou-Charentes, il réagit au projet du gouvernement concernant la réforme des retraites et la création d’un compte pénibilité.

François Asselin

"Après avoir radicalisé le temps de travail avec la mise en place des 35h, voilà que l’on nous propose la mise en place de la pénibilité faisant du travail une punition alors que la vraie punition est de ne pas en avoir.

La pénibilité se mesure parmi 10 critères (voir ci-dessous la définition – Source INRS).
Définition de la pénibilité : La pénibilité au travail se caractérise par une exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé (article L. 4121-3-1 du Code du travail). Ces facteurs de pénibilité sont définis dans le Code du travail (article D. 4121-5).

Facteurs de pénibilité au travail définis par le Code du travail :
- Contraintes physiques marquées
— Manutentions manuelles de charges
— Postures pénibles définies comme positions forcées des articulations
— Vibrations mécaniques
- Environnement physique agressif
— Agents chimiques dangereux, y compris les poussières et les fumées
— Activités exercées en milieu hyperbare
— Bruit
— Températures extrêmes
- Rythmes de travail
— Travail de nuit dans certaines conditions
— Travail en équipes successives alternantes
— Travail répétitif caractérisé par la répétition d’un même geste, à une cadence contrainte, imposée ou non par le déplacement automatique d’une pièce ou par la rémunération à la pièce, avec un temps de cycle défini.

A la lecture des différents facteurs, la liste des métiers susceptibles d’être exposés est considérable et si le bâtiment est spécialement concerné (on estime à 80% des métiers) d’autres secteurs d’activité le sont tout autant.

A-t-on bien mesuré l’impact d’une telle mesure ?

Question de philosophie… : Comme souligné en introduction, la pénibilité associée au travail en fait une punition. On introduit par là même la notion de réparation de l’employeur vis-à-vis de l’employé. Ainsi, une des premières actions de l’employeur sera de remettre à tout nouvel entrant (apprenti, salarié) sa fiche d’exposition aux risques. Quel beau message d’espérance !

Nous osons encore penser qu’un métier résulte d’un choix individuel et lorsque la personne pose ce choix, elle en connait les conditions « générales ». Un homme ou une femme faisant le choix d’être infirmier(ère) s’attend à travailler de nuit ou le weekend. De même, choisir un métier du bâtiment induit bien souvent le travail en équipe, en extérieur, parfois dans un environnement bruyant ou empoussiéré.
C’est pourquoi, dans de nombreux secteurs depuis des années des progrès considérables ont été faits en matière d’amélioration des conditions de travail, et de la prévention.

Introduire de facto l’idée de réparation vient d’une part transférer la responsabilité du choix posé par une personne physique (le salarié) à une personne morale (l’entreprise et son employeur) et d’autre part fait apparaitre une totale incohérence entre l’engagement et l’obligation de prévention et d’amélioration des conditions travail auxquels sont soumis les employeurs vis-à-vis de leurs employés. En résumé : Pourquoi prévenir, si, quoi que l’on fasse il faudra réparer ?

Les contraintes :

L’employeur aura l’obligation de tenir pour chaque salarié une fiche individuelle d’exposition des risques.
Compte tenu de l’importance pour le salarié de la tenue de ces fiches (2 années de travail en moins possibles), nous pouvons être sûrs que ce dernier saura vis-à-vis de son employeur lui rappeler ses obligations.
Peut-on le blâmer ?
L’employeur et tout spécialement la TPE/PME ne pourra s’affranchir de cette obligation très chronophage, très pointilleuse. Cette seule obligation dans les entreprises ne pouvant avoir un service du personnel va ulcérer les entrepreneurs et ruiner tout effort pour alléger dans d’autres domaines les simplifications administratives. Un vrai « impôt temps ».
Ainsi lorsque le ministère de l’économie détricote le ministère du travail retricote ailleurs. Autre incohérence !

Les dérives du système :

Imaginons-nous maintenant dans une vingtaine d’années. Le salarié aura un quasi « carnet de santé professionnel » où seront notifiées toutes les expositions aux risques de sa carrière professionnelle. Dix ans encore plus tard, ce salarié déclenche une maladie pulmonaire, voire un cancer qui pourrait avoir sa source parmi les facteurs d’expositions. Quel magnifique historique opposable à l’employeur pour, là encore, demander réparation (faute inexcusable) pour lui-même ou ses ayant droits s’il disparait. Quel autre document pourra t-on produire devant le juge pour attester que ce premier a fumé pendant 20 ans et que chez lui il avait installé un combiné pour faire de la menuiserie pour la famille et les amis sans système d’aspiration des poussières ?

A contrario, autre situation dont les salariés risquent d’être victimes. Le recrutement engage l’employeur sur l’antériorité de la personne recrutée. La loi interdit au premier de demander son dossier médical ou ses fiches d’expositions précédentes. Vu les risques auxquels sera exposé l’employeur, la demande sera faite verbalement et si le candidat à l’embauche demande à ce que son droit à ne pas fournir ces documents soit respecté, l’embauche ne se fera pas. Peut-on blâmer l’employeur ?

L’écart de compétitivité entre les différents pays européens va une fois encore s’agrandir et cette fois c’est un gouffre qui nous attend.
En effet, si nous additionnons les obligations administratives, les surcotisations pour l’employeur, le risque juridique, le départ anticipé à la retraite de salariés hautement qualifiés ; l’appel à de la main d’œuvre étrangère via l’intérim ou la sous-traitance sera massif et tout à fait légal. Donc non seulement la délocalisation va redevenir très à la mode mais nous ouvrons un boulevard à la concurrence étrangère dans notre pays.

Nous sommes arrivés à un tel niveau de contraintes et d’obligations liées à l’emploi salarié (sociales, prévention, sécurité, protection, formation…) que plus nous voulons protéger l’emploi salarié et plus nous allons le détruire.

Vous avez dit égalité ?

La pénibilité concerne tous les travailleurs. Que l’on soit salarié, fonctionnaire, travailleur indépendant au RSI la pénibilité concerne tout travailleur quelque soit son statut. Le constat est, comme pour les retraites d’ailleurs, qu’un travailleur indépendant peut prendre sa retraite à 65 ans sans jamais avoir pu bénéficier de prévention et encore moins de réparation, tout le monde s’en moque. En premier lui-même d’ailleurs, car le choix qu’il a posé en adoptant ce statut, est un choix qu’il assume.
L’égalité reste une notion à géométrie variable dans la bouche de ceux qui pensent au « bonheur » des français.

Le coût :

Vu les critères énoncés en introduction, pour un nombre très important de métiers la retraite sera avancée de plusieurs années. Le financement a-t-il été évalué ? Les chiffres avancés jusqu’à aujourd’hui sont très sous estimés.

Notons au passage que déjà pour les carrières de longues durées, un départ à la retraite anticipé est déjà prévu. Il faudra là aussi rajouter des années de retraites supplémentaires.

De plus, un autre dispositif existe déjà et concerne individuellement chaque salarié si sa santé ne lui permet plus d’être apte au poste qu’il occupe. En liaison avec la médecine du travail, l’employeur doit envisager un reclassement.

Nous passons donc d’un sujet d’ordre individuel à un sujet d’ordre collectif (branche, métier). Qui pourra supporter une telle charge supplémentaire ? Celui qui doit réparation : c’est l’employeur donc logiquement ce sera le payeur !

De plus si nous commençons à regarder dans les détails la réaction en chaine que pourra produire une telle mesure sur d’autres prélèvements ayant pour assiette les salaires, je suppose que nous allons encore nous trouver devant des situations inextricables.

Conclusion

Si ce projet n’était pas aussi tragique pour notre pays, le débat qu’il peut susciter autour de la valeur « travail » mérite vraiment de s’y attarder.

En effet, au fil des ans, notre rapport au travail est de plus en plus dévoyé et l’origine même de cette loi est très révélatrice de l’écart (l’abîme ?) qui se creuse entre ceux qui font les lois et ceux qui créent la richesse, seule source qui pourra alimenter le recrutement, la rémunération et la protection des travailleurs.

Ce projet de loi est par son esprit une erreur monumentale et un mensonge d’ordre anthropologique (le travail est une bénédiction pas une malédiction).

Les conséquences économiques sont incommensurables et les auteurs de ce projet même si on ne peut leur demander de partager notre conception du travail, sont par contre, irresponsables de ne pas en avoir évalué l’impact.

Que faire ?

Oui nous reconnaissons que certains métiers sont plus durs que d’autres. Cela en empêche t-il l’épanouissement de ceux qui les pratiquent ?
Oui nous sommes pour la prévention et l’amélioration des conditions de travail.

Le combat ne sera pas facile à gagner car pour comprendre notre position, il faut accepter le recul nécessaire face à des images parlantes d’un ouvrier marteau piqueur en main. Savoir écouter, raisonner, pour se faire une opinion demande un peu d’élévation que la politique malheureusement ne nous offre plus. Il y a d’ailleurs dans ce domaine comme hélas dans bien d’autres un vrai problème de rapport à la vérité. Notre pays risque de le payer fort cher.

Nous devons donc, nous, entrepreneurs, expliquer, convaincre avec beaucoup de pédagogie et de bon sens tout en nous opposant très fermement à ce projet.

Toutes les branches et l’interpro doivent être d’une solidarité exemplaire pour mener ce combat."

Dernière minute : le Sénat vient de rejeter ce projet de compte "pénibilité" ; un dossier à suivre.



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